mardi 26 janvier 2010

Des godasses à 500 $, trouvez-vous ça dispendieux?

[Initialement publié sur le blog Mauvaise langue!]

On entend et on utilise souvent certains mots de façon incorrecte, sans même s’en douter. Généralement, c’est que l’erreur est très répandue, « passée dans l’usage » et donc, on croit que le message est compris comme on le souhaite. Mais selon à qui on s’adresse, il est peut-être présomptueux de croire que notre interlocuteur utilise nécessairement notre idiolecte (idiolecte : « (Linguistique) Ensemble des particularités langagières propre à un individu donné. »(1)).

Ainsi, je m’intéresse aujourd’hui à une nuance fine du mot dispendieux, puisqu’elle semble inconnue de nombreuses gens.

Soit les exemples suivants :

« Je ne peux pas m’offrir ces chaussures à 500 $, elles sont beaucoup trop dispendieuses! »,

« Mon amie m’a vendu sa voiture Hyundai Accent 1998 pour la somme de 500 $. Je trouve toutefois que cette voiture est dispendieuse. »,

« Mon amie s’est acheté une voiture neuve pour 35 000 $. Je trouve cette voiture dispendieuse! ».

Selon vous, laquelle de ces trois phrases présenterait un usage inapproprié du terme dispendieux? La deuxième? Parce qu’un voiture à 500 $, c’est une vraie aubaine, me direz-vous?

Avant de vous donner la réponse (dont vous vous doutez maintenant sûrement puisque j’y ai attiré votre attention), allons voir de plus près ce qu’en disent quelques dictionnaires.

Ce qu’en dit Le Petit Robert :
« Qui exige une grande dépense. Synonymes : cher, coûteux, onéreux. »(2)

Jusqu’ici, on n’est pas vraiment plus avancés. C’est quoi exactement, « une grande dépense »? 500 $ en soi, c’est une grande dépense? On pressent que pour des chaussures, oui, mais pour une voiture, non. Pour la voiture à 35 000 $, par contre, on peut dire avec confiance qu’il s’agit là d’une grande dépense. Donc, selon cette définition, notre intuition nous indique que les chaussures et la voiture neuves sont dispendieuses, alors que la voiture à 500 $ ne l’est pas. Pourtant, 500 $, c’est 500 $, non? Comment définir ce qu’est « une grande dépense »? Il semble manquer à cette définition une notion de ‘par rapport à ce qu’on s’attend à payer’, plus ou moins. Personnellement, je trouve que cette définition du Petit Robert est bien nébuleuse (ou incomplète). Mais poursuivons…

Ce qu’en dit Le Petit Larousse :
« (Litt.) Qui occasionne beaucoup de dépenses. »(1) (utilisation littéraire : « mot que l’on rencontre surtout dans les textes écrits »(1))

Bon, ici, déjà une nuance commence à se dessiner. On peut en effet dire qu’une voiture occasionne beaucoup de dépenses (il faut dépenser pour la garder en bon état, pour se procurer son carburant, etc.). Mais peut-on vraisemblablement dire qu’une paire de souliers occasionne des dépenses? Outre l’achat initial des godasses (avouez que godasses, pour des pompes à 500 $, c’est étrange, non? – encore là matière à capsule, peut être? : « quelles sont les nuances sémantiques parmi les différents synonymes de vestiments pédestres »!)… Euh, je disais donc : outre l’achat initial des chaussures et, si on pousse un peu la chose, outre (peut être!) l’achat de quelques produits pour lustrer, nettoyer ou imperméabiliser lesdites chaussures, aucuns autres frais (et hop! on a de la suite dans les idées n’est-ce pas? si vous doutez de l’accord de aucuns, retournez lire ma capsule de la semaine dernière – et vive l’autopromotion!) ne devraient être engagés pour les chaussures. Verdict : les godasses, même à 500 $, ne sont donc pas dispendieuses. Mais mais mais… que sont-elles, dans ce cas?

Ce qu’en dit le Multidictionnaire :
« (Litt.) Qui entraîne beaucoup de dépenses. SYN. coûteux, onéreux.
NB : L’emploi de cet adjectif est courant au Québec, mais il est vieilli ou littéraire dans le reste de la francophonie.
NB : Ne pas confondre avec l’adjectif cher, d’un prix élevé. »(3)

Et voilà! Le gentil Multi nous éclaircit tout ça! Les chaussures à 500 $ n’étaient donc pas dispendieuses, mais chères! Et la voiture neuve à 35 000 $ est chère elle aussi, mais elle ne devrait vraisemblablement pas devenir particulièrement dispendieuse (sinon un peu quand même) avant quelques années.

Voici d’ailleurs ce que nous dit le Multi du mot cher, dans l’acception qui nous intéresse :
« Qui coûte beaucoup d’argent. »(3)

Ainsi, ma voiture à 500 $ n’était absolument pas chère, mais demeure dispendieuse (je vous montrerai les factures de réparation et d’entretien, à témoin). Pour dire vrai, elle devient de plus en plus dispendieuse au fil des années. Il faudra d’ailleurs sûrement que je songe à m’en acheter une neuve (donc une qui soit chère, malheureusement) bientôt. Parce que fatalement : si elle est chère (mais surtout neuve donc), elle ne devrait plus être dispendieuse… du moins pour quelques années.

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(1) [Le Petit Larousse illustré, édition 1996. Paris.]
(2) [Le nouveau Petit Robert, édition 2004. Paris.]
(3) [DeVillers, Marie-Éva (2007). Multidictionnaire de la langue française, 4e édition. Éditions Québec Amérique inc.]

mardi 19 janvier 2010

Aucun est-il vraiment «toujours» singulier?

[Initialement publié sur le blog Mauvaise langue!]

Le sujet de la capsule d’aujourd’hui m’a été inspiré par ce panneau publicitaire de la compagnie Fido, panneau que j’ai aperçu dans le métro de Montréal alors que je retournais tranquillement chez moi. Si vous l’observez attentivement, vous y apercevrez un léger graffiti, inscrit en bleu, sur le «s» de aucuns, par quelqu’un qui passait par là et qui s’est senti l’âme d’un correcteur (ou d’une correctrice – mais, si vous me le permettez, je fais partie de ceux (et celles!) qui acceptent sans broncher que, en français, le masculin est «le genre non marqué», tout simplement, n’y voyant là pas même l’ombre d’une considération sexiste; ainsi, j’accepte tout à fait que le masculin inclue le féminin : vous me le pardonnez? – d’ailleurs, je reviendrai peut-être sur le sujet dans le cadre d’une future capsule, qui sait…).




Le problème de ce graffiti, donc, est qu’il a été apposé par un correcteur qui n’en avait cette fois que l’âme, et non les réelles «compétences» linguistiques qu’on aurait pu lui présumer, si je puis m’exprimer ainsi. Et d’apercevoir cette erreur, c’est-à-dire plus exactement l’ajout d’une erreur là où il ne s’en trouvait pas initialement, erreur somme toute assez courante et répandue, eh bien ça m’a fait sourire. C’est pourquoi je me suis permis d’immortaliser la chose pour pouvoir partager mon amusement.

Allons-y de la capsule grammaticale du jour, maintenant qu’est clos ce préambule : oui, le mot aucun doit, en principe, toujours être singulier. «En principe». Si vous connaissez ne serait-ce qu’un peu la langue française et vous souvenez de vos cours de grammaire à l’école, vous ne serez pas étonnés d’apprendre que le français est truffé d’exceptions (qui vous font peut-être grincer des dents?) et présente rarement une règle assez simple pour qu’on puisse trancher sans équivoque sur son application par un «oui toujours» ou «non jamais».

Voici donc le secret de l’exception concernant aucun : il est GÉNÉRALEMENT singulier, sauf dans le cas où il détermine un nom qui ne PEUT PAS être employé au singulier. Comme frais. Ou encore, mais plus rarement, sauf dans le cas où le pluriel du nom donne un sens particulier, qui soit différent du sens singulier. Par exemple, on dira : «je n’ai eu aucunes nouvelles de mon amie depuis un mois», puisqu’on ne dit pas «avoir une nouvelle de quelqu’un», le sens pluriel de nouvelles ayant ici une signification différente du sens singulier d'une nouvelle. Vous me suivez?



Ainsi, ces explications nous laissent comprendre que la deuxième affiche, celle d’Ardène, laquelle arbore fièrement aucunes exceptions pour attirer férocement la clientèle, est, elle, fautive, puisqu’on veut vraisemblablement signifier aux clients que le magasin accepte «zéro exception» quant à l’application du rabais sur les différentes marchandises. Malheureusement, cette pancarte est trop haut perchée (et aussi trop surveillée) pour subir les foudres d’un «graffiteur-correcteur», contrairement à l’annonce de Fido présentée précédemment.

Ce que Grevisse en dit :
«Aucun et nul, marquant la quantité zéro, ne s’emploient généralement qu’au singulier. Ils s’emploient au pluriel, devant des noms qui n’ont pas de singulier ou qui prennent au pluriel un sens particulier.»(1)

Ce que le Petit Robert en dit :
«Aucuns, aucunes s'emploie lorsque le nom qu'il accompagne n'a pas de singulier.»(2)

Ce que Le français au bureau en dit :
«L’adjectif indéfini aucun s’emploie principalement au singulier. Il se met cependant au pluriel avec les noms qui sont toujours au pluriel […]. Aucun se met aussi au pluriel devant un nom qui a un singulier, mais qui est employé dans un contexte où il ne peut être qu’au pluriel.»(3)

Simple, non? *sourire amusé* Ce qui est moins simple, me direz-vous, c’est de connaître ces mots qui ne s’emploient jamais au singulier. Ils sont rares, en effet, et il serait sûrement relativement facile d’en dresser la liste. C’est donc un plaisir que je me permets de vous laisser tout entier.

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(1) [GREVISSE, M. (1990). Précis de grammaire française, 29e édition. Éditions Ducolot, Paris, p. 104.]
(2) [Version électronique du Nouveau Petit Robert (1997).]
(3) [GUILLOTON, N. et H. CAJOLET-LAGANIÈRE (2000). Le français au bureau, 5e édition. Les publications du Québec, p. 319.]